DADVSI et HADOPI : les premières pierres vers le filtrageDerrière les apparences d'une première loi contre le piratage sur Internet, comme
l'avait prédit le journaliste américain Dan Gillmor,
c'est une alliance à trois qui s'est formée entre le pouvoir politique,
le pouvoir médiatique et l'industrie culturelle. A peine la riposte
graduée (déjà) adoptée, RDDV avait prévenu que la loi DADVSI "
n'est que le premier d'une longue série d'adaptations de notre droit à l'ère numérique", et qu'il comptait bien s'attaquer "
un jour au problème de la presse et de l'Internet". C'était en 2006.
Affaibli par la débâcle de DADVSI, le ministre de la Culture n'a pas
eu le temps de mettre son projet en application. Mais l'idée d'accorder
un label à la presse professionnelle en ligne et de
doter les sites de presse d'un statut particulier opposé aux blogsétait née. Nicolas Sarkozy l'a mise en application cette année. Le tout
en permettant à la vieille presse papier de bénéficier par ailleurs
de substantielles aides de l'Etat, contraires à la libre concurrence, pour investir le net.
Avec la loi Hadopi, qu'il a maintenu jusqu'à mettre en péril la
cohésion du groupe UMP, le chef de l'Etat a réussi à imposer à tous les
foyers français
l'installation d'un "logiciel de sécurisation",
qui, sous la forme d'un mouchard, aura pour but de filtrer les sites
internet et certains logiciels. Soit de manière franche, en bloquant
l'accès à des contenus ou des protocoles. Soit de manière plus
sournoise, en mettant en place un système qui met en avant les sites
labellisés par l'Hadopi ou par les ministères compétents, pour mieux
discréditer les autres. Les sites de presse professionnels feront bien
sûr partis un jour des sites labellisés, tandis que la multitude de
blogs ou de sites édités par des journalistes non professionnels
verront leur crédibilité mise en doute. Pour le moment on ne sait rien
du périmètre des caractéristiques imposées par l'Etat aux logiciels de
sécurisation, et c'est bien là sujet d'inquiétudes. Il suffira
d'étendre par décret la liste des fonctionnalités exigées pour que la
censure se fasse de plus en plus large et précise, hors du contrôle du
législateur ou du juge.
LOPPSI : le filtrage imposé aux FAISi elle prévoit la création de ce logiciel de sécurisation, et
suggère fortement son installation, la loi Hadopi ne fait cependant pas
de son installation une obligation. Le risque d'inconstitutionnalité
serait trop fort. Il faut donc compléter le tableau, en organisant un
filtrage au niveau de l'infrastructure du réseau. C'est le rôle de la
loi Loppsi, chapeautée par Michèle Alliot-Marie.
Entre autres choses, la Loppsi va imposer aux FAI
une obligation de filtrage de résultat.
Ils auront le devoir de bloquer l'accès à des sites dont la liste sera
déterminée par l'administration, sous le secret. Ce qui n'est pas sans
poser d'énormes problèmesdans les quelques pays qui ont déjà mis en place cette idée. Là aussi,
une fois mis le pied dans la porte, sous prétexte de lutter contre la
pédophilie (
une tentation du pathos contre laquelle il faut résister), il suffira d'étendre la liste des exceptions qui donnent droit au filtrage. Ici
pour les maisons de disques victimes de piratage, là pour les sites de presse suspectés de diffamation, ou pour les
sites de jeux d'argent qui ne payent pas leurs impôts en France. La liste n'aura de limites que l'imagination et l'audace des gouvernants.
Encore faut-il que ces idées de contrôle du net puissent se mettre
en place sur le terrain, ce qui nécessite des hommes et des femmes peu
regardants. C'est dans cet art que Nicolas Sarkozy excelle le plus.
Le choix des hommes, le triomphe des idéesDès 2006, Nicolas Sarkozy a compris qu'il aura besoin de verrouiller
son gouvernement et les télécoms pour mettre en place son plan de
contrôle d'internet. Christine Boutin, qui avait été une farouche et
convaincante opposante à la loi DADVSI fin 2005 (au point de faire
basculer le vote de certains députés UMP pour la licence globale), et
qui avait défendu l'idée d'un internet libre, s'est ensuite
mue dans un silence confondantà la reprise des débats en mars 2006. En échange, et entre temps, elle
a reçu la promesse de Nicolas Sarkozy d'entrer au gouvernement après
les élections présidentielles si elle mettait sa langue dans sa poche.
Les deux ont tenu parole.
Président de la République, Nicolas Sarkozy a ainsi composé son
gouvernement de manière à accomplir son oeuvre sans opposition interne.
Nadine Morano à la Famille, et Michèle Alliot-Marie à l'Intérieur,
n'ont pas eu besoin de forcer leur nature pour prêcher la censure de
certains sites Internet ou le filtrage des sites pédophiles ou
terroristes. Porte-parole de l'UMP, pilotée par l'Elysée, le lobbyiste
Frédéric Lefebvre ne passe plus une semaine sans se confondre en
invectives contre Internet, et
réclamer le filtrage.
En plaçant l'ex-socialiste Eric Besson au numérique, Sarkozy pensait
peut-être aussi paralyser les critiques à la fois de son propre camp et
de l'opposition, tout en s'assurant le soutien d'un homme qui a troqué
ses convictions pour son ambition. En le remplaçant par Nathalie
Kosciusko-Morizet, plus rebelle, Sarkozy a pris un risque. Mais il fait
aussi un pari. Celui que son frère Pierre Kosciusko-Morizet, président
des deux plus gros lobbys français du numérique hostiles au filtrage,
serait moins audible dans son opposition si sa soeur est
systématiquement suspectée de collusionlorsqu'elle défend le même point de vue. Ce qui n'a pas manqué lorsque
PKM a prêché, dans le vide, un moratoire sur la loi Hadopi.
Il a fallu aussi convaincre dans les télécoms. Free, à la nature
frondeuse, reste le plus difficile à manipuler pour Nicolas Sarkozy. Il
a toutefois trouvé une arme : la quatrième licence 3G. L'opérateur sait
qu'elle va être rapidement indispensable pour continuer à concurrencer
Bouygues, SFR et Orange, qui peuvent tous proposer des offres
regroupant ADSL et mobile. Mais elle est dépendante de la volonté du
gouvernement. Très rapidement,
Christine Albanel a fait comprendre à Freequ'il devrait être obéissant pour espérer accéder à la fameuse licence.
Depuis, le dossier ne cesse d'être repoussé sous des prétextes fumeux,
et Free a mis de l'eau dans son vin contre Hadopi et contre le
filtrage, dans l'espoir de ne pas hypothéquer ses chances d'avoir accès
à la téléphonie mobile.
Pis, Nicolas Sarkozy a
fait nommer numéro deux de France TelecomStéphane Richard, le directeur de cabinet de Christine Lagarde, qui ne
compte "que des amis" dans la commission qui déterminera le prix de la
quatrième licence 3G. L'homme aura également pour mission de mettre en
oeuvre le filtrage chez Orange, qu'il dirigera d'ici deux ans.
Le contrôle des institutions ayant leur mot à dire sur le filtrageEnfin, Nicolas Sarkozy s'est également assuré de contrôler les
institutions qui pourraient lui faire de l'ombre. La CNIL, qui s'est
opposée à l'Hadopi, n'aura pas le droit de siéger au sein de la haute
autorité. Les amendements le proposant ont été refusés. Elle n'a pas
non plus eu le droit de publier son avis contre la loi Hadopi, et les
deux députés commissaires de la CNIL, tous les deux membres de l'UMP,
ont voté pour la loi. L'un des deux, Philippe Gosselin, a même été un
farouche défenseur de la loi à l'Assemblée, et sans doute au sein de
l'institution.
Dans son dernier rapport annuel, la CNIL a dénoncé l'omerta imposée par le gouvernement, et son manque d'indépendance, notamment financière.
Plus directement, Nicolas Sarkozy a également évincé l'autorité de
régulation des télécommunications (Arcep) des études sur le filtrage,
auquel elle était hostile. Redoutant que l'autorité ne reste trop à
l'écoute des professionnels des télécoms et des internautes, le
président de la République a récemment
mis à la tête de l'ArcepJean-Ludovic Silicani, l'ancien président du Conseil de la propriété
littéraire et artistique (CSPLA). Un homme notoirement favorable au
filtrage et à la lutte contre le P2P. Le CSPLA, rattaché au ministère
de la Culture, compte par ailleurs parmi ses membres
le Professeur Sirenelli,
à qui le gouvernement confie quasiment toutes les missions juridiques
liées au filtrage depuis quatre ans, avec un résultat certain.
Finalement, c'est au niveau européen que Nicolas Sarkozy compte ses plus forts adversaires. Il a entamé un
bras de fer avec le Parlement Européensur l'amendement Bono, et exerce un lobbying intense sur les Etats
membres pour qu'ils refusent de marquer dans le marbre le principe du
respect de la neutralité du net, contraire au filtrage. Il peut compter
sur le soutien de Silvio Berlusconi, propriétaire de médias, qui met en
place
exactement le même plan en Italie. Mais il redoute l'opposition des députés européens.
D'où l'importance des élections européennes du 7 juin prochain. De
leur résultat dépendera peut-être la réussite ou l'échec du plan mis en
place par Nicolas Sarkozy.