Bonjour, j'ouvre ici un topic sur l'art et ses relations avec la guerre. Deux articles seront postés : le premier sur l'art, la guerre et la paix de 1911 à 1946 et le deuxième sur l'art totalitaire. Ces deux articles furent des cours mais aussi des recherches menés lors d'une préparation aux concours de l'agrégation d'histoire. Ils sont issus des très brillants cours de M. Chelini. Commençons par le premier article. Il se décomposera en trois partie... Attention ! gros pavé ! Si vous avez des questions, des précisions, n'hésitez pas !L’art, la guerre et la paix, 1911- 46
L’exemple de la peinture.
Dans les relations entre la société, la guerre et la paix, l’art en général occupe une place importante, même si elle ne se définit pas spontanément au premier regard. La création esthétique est trop variée et multiple pour être appréhendée de manière globale et complète. La peinture offre l’avantage d’un langage spontanément international, sous une forme pérenne et accessible. Elle permet une forme de généralisation « artistique » sans trop trahir les tendances spécifiques de chaque disciple – comme la musique par exemple. On peut lui affecter trois catégories de questionnements : reflet du monde, reflet du monde des artistes, reflet de l’engagement des artistes dans le monde ? Expliquons brièvement.
1.L’art peut-il être pris comme simple reflet de l’évolution générale, traduisant directement l’état de la société, ainsi la guerre par des peintures de guerre et la paix par des peintures de paix ? Mais cette transposition est-elle aussi simple et linéaire ? Quatre années de Grande Guerre n’ont pas donné une abondante production picturale, bien au contraire…
2. Les artistes peuvent être pris comme groupe social spécifique, un peu à part avec ses habitudes, ses usages corporatifs et ses querelles propres, supposant ainsi un décalage entre ce qu’ils voient et ce qu’ils peignent ? Ainsi du débat entre la couleur et la forme, qui a un temps opposé la mouvance fauviste et le groupe cubiste ?
3.De manière plus large, avec la libéralisation de la création artistique et la politisation d’une partie du champ culturel, l’art peut apparaître comme moyen d’engagement et de prise de conscience. Les artistes prennent-ils position face aux grandes interrogations de leur temps. Le Guernica, 1937, est-il un cas représentatif ou isolé ?
I.Un conflit paralysant pour l’art international (1914-1918).A.L’art en 1911-14, une floraison créatrice qui transcende les frontières.
1.Le rayonnement de Paris.
La peinture est un bien culturel rare, spécialisé et au potentiel extrêmement ouvert de valeur ajoutée. Le tableau de chevalet, tel qu’il existe depuis le 12ème siècle, est un objet unique qui traduit des idées en images. Sa valeur peut devenir exponentielle par effet d’enchères. Elle suppose néanmoins des ingrédients élémentaires d’un marché, producteurs, intermédiaires, acheteurs, amateurs, soit un ensemble minimal d’agents solvables : ouvrir des écoles de peinture, des galeries, des magasins de couleurs, assurer des expositions, commercialiser des toiles. Cela constitue une activité très citadine, rassemblée sur une superficie concentrée.
La peinture est ainsi le fruit d’un réseau compact de foyers urbains, initialement l’Italie et la Flandre à la fin du Moyen -Age, ainsi que la vallée du Rhin. Le centre de gravité s’est progressivement déplacé vers Paris et Londres au 19ème siècle, avec Amsterdam, formant un triangle qui domine toutes les autres places du marché de l’art. Berlin ne parvient pas à se hisser dans ce foyer rapproché (voir cours sur Berlin, métropole culturelle) et Paris, qui vend moins que Londres, l’emporte nettement par la créativité et l’attractivité de ses peintres. La métropolisation picturale à Paris n’étouffe pas complètement la vie des capitales régionales.
Nancy (citons par exemple le peintre nancéen Emile Friant, La Toussaint, 1889), Nantes, Bordeaux, Lille, Marseille, Lyon disposent d’écoles de dessin, d’un marché local de tableaux, organisent des expositions et mettent en valeur des musées municipaux de qualité.
La capitale française est un pôle international pour toute l’Europe, plusieurs Anglo-Saxons (Whistler, Sisley), Hollandais (Van Gogh, Mondrian, Van Dongen) y viennent; les futuristes italiens se lancent à Paris en 1909. Picasso y arrive vers 1900 et y restera cinquante ans, de même que Juan Mirò ou Juan Gris, malgré la présence d’un foyer culturel non négligeable à Barcelone (Gaudi). À partir de 1880-1900, dans le mouvement de migration des ruraux slaves et devant les premiers pogroms (Odessa, 1882), des Européens de l’Est, notamment des juifs, rejoignent Paris comme Chagall ou Soutine, qui est Lithuanien. Les Français voyagent moins à l’étranger et le voyage en Italie, passage obligé depuis la Renaissance, devient alors un itinéraire facultatif. Certains peintres ne voyagent pas du tout comme Cézanne ou Picasso. Ni Cézanne, ni Van Gogh n’iront en Italie. Toutefois, la tradition du voyage culturel se poursuit.
Monet se rend à Londres pendant la guerre de 1870, Matisse, le chef de file des Fauves, à Munich ou Dresde (1907), où il rencontre Kandinsky et les représentants du mouvement die Brücke.
2.L’avant-gardisme : fauvisme, cubisme, abstraction.
Les années 1905-1914 sont extrêmement fécondes dans toute l’Europe. Citons simplement Die Brücke (« le pont ») en 1905 à Dresde (Kirchner, Nolde, Schmidt-Rottluff) et le Blaue Reiter («le cheval bleu ») en 1911 à Munich (Franz Marc, August Macke), le Futurisme en 1909 à Paris Marinetti, Balla, Severini, Boccioni). Le design industriel apparaît en Allemagne vers 1907 (Werkbund, Peter Behrens, Gropius). L’esthétique enregistre aussi les premiers essais « abstraits » (Kandinsky, Mondrian). La Belle Epoque est celle de l’Art Nouveau, Modern Style en Grande-Bretagne, Jugendstil en Allemagne, Sécession en Autriche. Ces mouvements rompent avec les traditions architecturales et décoratives du 19ème siècle dit « bourgeois » et imposent des formes « modernes », c’est-à-dire sans rapport apparent avec un style du passé comme le faisait le 19ème siècle.
Ces changements sont également en relation avec l’accélération technique et industrielle : automobile, avion, TSF, cinéma, téléscripteurs, premiers appareils électro- ménagers. Les courants picturaux que nous allons rencontrer sont fondateurs pour de nombreuses années, au moins jusqu’en 1945. Certains durent explicitement quelques années (fauvisme, cubisme) comme plates-formes de recherches ultérieures, d’autres comme l’expressionnisme auront une postérité dans l’Entre- deux-Guerres et au delà (abstrait).
L’irréversibilité fauviste.
Au Salon d’Automne de 1905, presque en même temps que naît Die Brücke à Munich, le critique d’art Louis Vauxcelles parle de cage aux «fauves » pour la salle où sont accrochés côte à côte les tableaux de Matisse, Vlaminck, Derain, Othon Friesz (1879-1949). Il signifie le triomphe de la couleur, à la fois par leur vivacité - cobalts, vermillons - et par leur excellence à traduire les impressions. Marqués par Van Gogh, souvent issus de l’atelier de Gustave Moreau, ils associent des plus «crus » et plus « frontaux » comme Vlaminck, Portrait d’André Derain, 1905 - formes lourdes, touche brutale, dessin approximatif, lyrisme populaire - et des plus délicats comme Matisse, Luxe, calme et volupté, 1905 - dessin plus précis, palette plus riche, accords plus harmonieux de couleurs, travail plus soigné des volumes. Les fauves renoncent au modelé et au clair-obscur et veulent traduire les formes uniquement par d’éclatantes couleurs et des lignes adaptées, comme cette raie verte verticale que Matisse introduit du front au menton dans le Portrait de sa femme à la raie verte, 1905 et qui élargit le visage du modèle sans affaiblir les couleurs environnantes. Le fauvisme regorge de trouvailles de coloristes qu’ils enrichissent au-delà des inspirations dont ils sont redevables, auprès de Van Gogh, Gauguin et Cézanne, Seurat ou Signac.
Le mouvement lui-même s’essouffle dès 1907-08, Matisse effectuant des incursions dans le cubisme, et finit par se dissoudre complètement vers 1911-12. Dès 1908, la plupart des fauves, à l’image de Braque, renient leur adulation de la couleur et évoluent vers un cézannisme géométrique rigoureux, le cubisme. Le fauvisme a créé une génération de peintres innovateurs, dont certains (Van Dongen et surtout Derain) abandonneront toute recherche après 1918.
Le cubisme et la déconstruction recherchée de la forme.
L’expression vient encore de Louis Vauxcelles, qui accuse en 1908 Braque de tout ramener « à des cubes ». Deux noms s’imposent au départ, celui de George Braque (1882- 1963), un autre Havrais, et celui de Pablo Ruiz, un Espagnol de Catalogne qui se fait appeler Picasso (1881- 1973) depuis son arrivée à Paris vers 1900. À la suite de Cézanne, qui vient de mourir, mais dont une rétrospective de l’oeuvre a lieu en 1907, et des arts dits primitifs, Exposition Coloniale 1906, Vincennes, qui popularise « l’art nègre », les « cubistes » cherchent à décomposer et géométriser la forme, rejetant les conventions du réalisme optique (perspective, modelé, orientation lumineuse) codifiées à la Renaissance. L’accroissement de la vitesse (chemin de fer, automobile, avion) imprime un déplacement rapide de l’observateur leur inspire la traduction d’une multiplicité de points de vue, une succession d’angles que l’observateur immobile ne perçoit pas. Le cubisme n’est pas simplement un nonconformisme des formes destiné à les désarticuler de manière nihiliste. Avides de nouveauté choquante, ils proposent un nouveau réalisme en partie issu de leur imagination, qui les pousse par exemple vers les natures mortes verre, guitare, pipe, cartes, journal) constituées d’objets insignifiants et hétéroclites. Le visage ou le corps humain bénéficient aussi d’un traitement comme à la machine- outil ou à la planche à dessin : décomposé, puis recomposé selon une poly-perspective hachée comme un ensemble de triangles, de cylindres, de pyramides, de facettes (1909). Au bout du processus, ils peuvent aboutir à la dilution ou à l’aplatissement de la forme. Le futurisme de Marinetti participe exactement du même mouvement moderniste, centré sur la vitesse et le mouvement.
Abstraction.
Parvenus vers 1910, comme Kandinsky en Allemagne au même moment, à la frontière qui les sépare encore de l’abstraction par fragmentation, ils reprennent alors le chemin du figuratif, ressuscitent les objets et les hommes et cherchent plutôt à tendre vers une néo-géométrie reconstruite et non- conventionnelle. Après la dissection analytique semble venu le temps de la construction synthétique. Vassily Kandinsky (1866-1944) choisit au contraire d’entrer, à Munich, dans l’univers de l’abstraction, Tableau à l’arc noir, 1912. Nous développerons ce point dans la IIème Partie en reprenant une analyse plus détaillée du travail de Kandinsky.
(à suivre...)